Le dernier vol de Concorde

La femme de Roy versa une larme de plus dans le grand seau de son chagrin le jour du dernier vol du grand oiseau blanc si beau. D’ordinaire, elle n’avait plus la force de pleurer car à force de pleurer, ses yeux se sont séchés. Elle en était tout de même à son dixième seau…

Ô qu’il était beau cet avion ! Marcel Dassault disait que jamais un avion ne sortirait de ses usines sans être beau et il faut bien avouer que les appareils dessinés en France ont toujours été imprégnées de cette élégance lisse qui caractérise le crayon de l’ingénieur en aéronautique hexagonal.

C’est ainsi paré de beauté, par un soleil d’automne triste, que Concorde a entamé son dernier vol.

Qu’elle avait fière allure cette machine en début de piste le jour de sa mort ! Rongeant son frein, elle rugissait, prête à bondir comme un fauve, comme l’avion de chasse apprivoisé qu’elle était en réalité.

En honneur à l’entente cordiale il a été décidé lors de la conception que les français feraient la carlingue et l’aérodynamique et Messieurs les anglais les moteurs et l’aile d’attaque ; et sans les moteurs de Concorde, la femme de Roy n’aurait jamais été la femme de Roy, parce que son mari ingénieur était venu en France travailler sur le programme bipartite.

Roy parlait anglais avec l’accent rond et fruité des terres de l’ouest de l’Ile perfide, les mêmes que celles par où sont passés le petits bretons de Carnac en quête du Roi Arthur. Il baragouinait le français avec le même accent rond et fruité, ce qui faisait sourire la femme de Roy. La même voix qui faisait tant rire ses filles adolescentes qui, en lui entourant le cou, pleines d’amour, l’appelaient « notre papa chéri nounours ».

Une fois l’aéronef neuf lancé dans les airs, André Turcat aux commandes, dans cette année érotique 1969 si chère à un Gainsbourg subjugué par la muse Birkin si amusante, les petites équipes anglaises sont reparties chez elles. Sauf Roy, car Roy aimait la femme de Roy autant que la femme de Roy aimait Roy.

Eh bien, on ne peux pas dire le contraire, Roy se plaisait bien en France. Il avait bâti de ses propres mains une belle maison en Ile-de-France, en dessous de laquelle il avait façonné un sous-sol total qu’il truffait de vieilles Alfa Romeo du temps de la Dolce Vita car Roy, comme tous les anglais, avait l’âme romantique.

Il fumait trop, il buvait trop, il travaillait trop, jour et nuit. Roy sentait mauvais le matin, après avoir passé la nuit dans sa tanière à traduire des notices techniques, car c’était l’astuce qu’il a trouvé pour rester en France.

    Merci Roy !

    Mais non, raconte pas de conneries, disait-il a son donneur d’ordre, il fallait bien que je te la fasse ta traduction, pour te sortir de la nasse !

    Bonjour Papa ! Berk Papa, tu pue comme un ours ! lui lança une de ses filles ce matin-là, bien que, aussi inavouable que cela était, elle aimait tout de même s’imprégner de cette odeur…

Et là, aujourd’hui, le jour du dernier vol, elle aussi elle pleure, autant que sa maman. Plus jamais cette odeur d’ours ne lui remplira les narines parce que son papa nounours, lui aussi, s’est envolé pour la dernière fois.

En tout, Concorde a volé pendant 30 ans environ. Roy a tiré 12 années de plus – c’est peu pour un homme…

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2 Comments on “Le dernier vol de Concorde”

  1. GG Says:

    Bonsoir Jeef,
    Géant ton texte, bien autant que ce géant qu’était Concorde!
    Une bête de race mise au rencard par la connerie humaine comme le France, notre géant des mers!
    Amitiés de
    Framboise & GG

  2. Nicole Coste Says:

    Y-a-t-il une part d’autobiographie dans ce beau texte à la gloire du Concorde? Concorde, un joli nom pour une collaboration franco-anglaise! Nic


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